dimanche 12 janvier 2014

Salomon et la sorcière

Or donc, cette Dame arabe déclarait :
«  La nuit dernière, là où sous la lune sauvage
Je m’étais allongée sur l’herbeux matelas,
Le grand Salomon entre mes bras,
Soudain je poussai un cri dans une langue étrange,
Ni la sienne, ni la mienne. »
À ces mots, celui qui comprit
Ce qui avait été dit, soupiré et chanté, bien que ce fût
Mugi, miaulé, aboyé, brait, brasmé, hurlé, crié, chanté comme chante le coq,
Répondit alors : « C’est un jeune coq
Qui a chanté du haut d’une branche de pommier en fleurs
Trois cents ans avant la Chute,
Et plus jamais jusqu’à cet instant.
Et jamais il n’aurait chanté à présent s’il n’avait cru
Que le Hasard étant enfin identifié au Choix,
Tout ce qu’avait entraîné la pomme scélérate, ainsi que
Ce monde vicié lui-même, étaient morts.
Lui qui avait chanté l’heure de l’éternité
A cru devoir l’annoncer de nouveau.
Car bien que l’amour ait la sagacité d’une araignée
Pour dénicher quelque douleur
(Hélas, et pourtant la passion est tout entière dans le regard !)
Appropriée à chaque nerf, et bien qu’il mette l’amoureux à l’épreuve
Avec toutes les cruautés du Choix et du Hasard ;
Et quand enfin ce meurtre là est consommé,
Si cela se trouve, le lit de noces ne leur réserve que désespoir,
Car chacun des deux vient avec une image
De l’autre tel qu’il l’imagine, et trouve une image réelle,
Oui, malgré tout, le monde prendra fin lorsque ces deux choses,
Quoique distinctes, seront une unique lumière,
L’huile et la mèche, une même flamme ;
Voilà pourquoi c’est une lune bénie qui, la nuit dernière,
Donna la reine de Saba à Salomon.
- Pourtant, vois, le monde demeure.
- S’il en est ainsi,
C’est que ton coq nous a trouvé dans l’erreur,
Quoi qu’il ait cru que ça valait la peine de chanter.
Peut-être l’une des deux images est-elle trop forte,
Ou peut-être ne l’est-elle pas assez.
- La nuit est tombée, pas un bruit
Dans le bosquet sacré, défendu,
Si ce n’est un pétale qui touche le sol,
Et pas la moindre présence humaine,
Seulement l’empreinte de nos corps dans l’herbe
Là où nous sommes restés allongés.
La lune d’instant en instant se fait plus pressante :
Ô Salomon ! essayons encore ! »

Yeats, traduction Jean-Yves Masson

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