lundi 23 février 2009

Ne tombez pas amoureux du pouvoir- foucault

Pendant les années 1945-1965 (je parle de l'Europe), il y avait une certaine manière correcte de penser, un certain style du discours politique, une certaine éthique de l'intellectuel. Il fallait être à tu et à toi avec Marx, ne pas laisser ses rêves vagabonder trop loin de Freud, et traiter les systèmes de signes -le signifiant- avec le plus grand respect. Telles étaient les trois conditions qui rendaient acceptables cette singulière occupation qu'est le fait d'écrire et d'énoncer une part de vérité sur soi et son époque.
Puis vinrent cinq années brèves, passionnées, cinq années de jubilations et d'énigmes. Aux portes de notre monde le Vietnam, et évidement, et le premier grand coup porté aux pouvoirs constitués. Mais si à l'intérieur de nos murs que se passait-il exactement ? Un amalgame de politique révolutionnaire et anti-répressive ? Une guerre menée sur deux fronts -l'exploitation sociale et la répression psychique ? Une montée de la libido modulée par le conflit des classes ? C'est possible. Quoi qu'il en soit c'est par cette interprétation familière et dualiste que l'on a prétendu expliquer les événements de ces années. Le rêve qui, entre la Première Guerre mondiale et l'avènement du fascisme, avaient tenu sous son charme les fractions les plus utopistes de l'Europe – l'Allemagne de Wilhelm et la France des surréalistes- était revenu embrasser la réalité elle-même : Marx et Freud éclairés par la même incandescence.
Mais est-bien ce qui s'est passé ? Était-ce bien une reprise du projet utopique des années trente, à l'échelle, cette fois, de la pratique historique ? Ou y a-t-il eu, au contraire, un mouvement vers des luttes politiques qui ne se conformaient plus au modèle prescrit par la tradition marxiste ? Vers une expérience et une technologie du désir qui n'étaient plus freudiennes ? On a certes brandi les vieux étendards, mais le combat s'est déplacé et a gagné de nouvelle zones.
L’Anti-Œdipe montre, tout d'abord, l'étendue du terrain couvert. Mais il fait beaucoup plus. Il ne se dissipe pas dans le dénigrement des vieilles idoles, mais il s'amuse beaucoup avec Freud. Et, surtout, il nous incite à aller plus loin.
Ce serait une erreur de lire L’Anti-Œdipe comme la nouvelle référence théorique (vous savez cette fameuse théorie qu'on nous a si souvent annoncée : celle qui va tout englober, celle qui est absolument totalisante et rassurante, celle, nous assure-t-on, dont « nous avons tant besoin » en cette époque de dispersion et de spécialisation d'où l'« espoir » a disparu). Il ne fait pas chercher une « philosophie » dans cette extraordinaire profusion de notions nouvelles et de concepts surprises : L’Anti-Œdipe n'est pas un Hegel clinquant. La meilleure manière, je crois de lire L’Anti-Œdipe , est de l'aborder comme un « art », au sens ou on parle d'art érotique, par exemple. S'appuyant sur les notions en apparence abstraites de multiplicités, de flux, de dispositifs et de branchements, l'analyse du rapport du désir à la réalité et à la « machine » capitaliste apporte des réponses à des questions concrètes. Des questions qui se soucient moins du pourquoi des choses que de leur comment. Comment introduit-on le désir dans la pensée, dans le discours, dans l'action ? Comment le discours peut-il et doit-il déployer ses forces dans la sphère du politique et s'intensifier dans le processus de renversement de l'ordre établi ? Ars erotica, ars theoretica, ars politica.
D'où les trois adversaires auxquels L’Anti-Œdipe se trouve confronté. Trois adversaires qui n'ont pas la même force, qui représentent des degrés divers de menace, et que ce livre combat par des moyens différents.
1) Les ascètes politiques, les militants moroses, les terroristes de la théorie, ceux qui voudraient préserver l'ordre pur de la politique et du discours politique. Les bureaucrates de la révolution et les fonctionnaires de la Vérité.
2) Les pitoyables techniciens du désir, les psychanalystes et les sémiologues qui enregistrent chaque signe et chaque symptôme, et qui voudraient réduire l'organisation multiple du désir à la loi binaire de la structure et du manque.
3) Enfin, l'ennemi majeur, l'adversaire stratégique (alors que l'opposition de L’Anti-Œdipe à ses autres ennemis constitue plutôt un engagement tactique): le fascisme. Et non seulement le fascisme historique de Hitler et de Mussolini qui a su si bien mobiliser et utiliser le désir des masses, mais aussi le fascisme qui est en nous tous, qui hante nos esprits et nos conduites quotidiennes, le fascisme qui nous fait aimer le pouvoir, désirer cette chose même qui nous domine et nous exploite.
Je dirais que L’Anti-Œdipe (puissent ses auteurs me pardonner) est un livre d'éthique, le premier livre d'éthique qu'on ait écrit en France depuis assez longtemps (c'est peut-être la raison pour laquelle son succès ne s'est pas limité à un « lectorat » particulier : être anti-Oedipe est devenu un style de vie, un mode de pensée et de vie. Comment faire pour ne pas devenir fasciste même quand (surtout quand) on croit être un militant révolutionnaire ? Comme débarrasser nos discours et nos actes, nos coeurs et nos plaisirs du fascisme ? Comme débusquer le fascisme qui s'est incrusté dans notre comportement ? Les moralistes chrétiens cherchaient les traces de la chair qui s'étaient logées dans les replis de l'âme. Deleuze et Guattari, pour leur part, guettent les traces les plus infimes du fascisme dans le corps.
En rendant un modeste hommage à Saint-François-de-Sales, on pourrait dire que L’Anti-Œdipe est une Introduction à la vie non-fasciste.
Cet art de vivre contraire à toutes les formes de fascisme, qu’elles soient déjà installées ou proches de l’être, s’accompagne d’un certain nombre de principes essentiels, que je résumerais comme suit si je devais faire de ce grand livre un manuel ou un guide de vie quotidienne :
- libérez l’action politique de toute forme de paranoïa unitaire et totalisante ;
- faites croître l’action, la pensée et les désirs par prolifération, juxtaposition et disjonction, plutôt que par subdivision et hiérarchisation pyramidale ;
- affranchissez-vous des vieilles catégories du Négatif (la loi, la limite, la castration, le manque, la lacune), que la pensée occidentale a si longtemps sacralisées comme forme du pouvoir et mode d’accès à la réalité. Préférez ce qui est positif et multiple, la différence à l’uniforme, le flux aux unités, les agencements mobiles aux systèmes. Considérez que ce qui est productif n’est pas sédentaire, mais nomade ;
- n’imaginez pas qu’il faille être triste pour être militant, même si la chose qu’on combat est abominable. C’est le lien du désir à la réalité (et non sa fuite dans les formes de la représentation) qui possède une force révolutionnaire ;
- n’utilisez pas la pensée pour donner à une pratique politique une valeur de vérité ; ni l’action politique pour discréditer une pensée, comme si elle n’était que pure spéculation. Utilisez la pratique politique comme un intensificateur de la pensée, et l’analyse comme un multiplicateur des formes et des domaines d’intervention de l’action politique ;
- n’exigez pas de la politique qu’elle rétablisse des « droits » de l’individu tels que la philosophie les a définis. L’individu est le produit du pouvoir. Ce qu’il faut, c’est « désindividualiser » par la multiplication et le déplacement des divers agencements. Le groupe ne doit pas être le lien organique qui unit des individus hiérarchisés, mais un constant générateur de « désindividualisation » ;
- ne tombez pas amoureux du pouvoir.
On pourrait même dire que Deleuze et Guattari aiment si peu le pouvoir qu'ils ont cherché à neutraliser les effets de pouvoirs liés à leur propre discours. D'ou les jeux et les pièges qu'on trouve un peu partout dans le livre, et qui font de sa traduction un véritable tour de force. Mais ce ne sont pas les pièges familiers de la rhétorique, ceux qui cherchent à séduire le lecteur sans qu'il soit conscient de la manipulation, et finissent par le gagner à la cause des auteurs contre sa volonté. Les pièges de L’Anti-Œdipe sont ceux de l'humour : tant d'invitations à se laisser expulser, à prendre congé du texte en claquant la porte. Le livre se donne souvent à penser qu'il n'est qu'humour et jeux là où pourtant quelque chose d'essentiel se passe, quelque chose qui est du plus grand sérieux : la traque de toutes les formes de fascisme, depuis celles, colossales, qui nous entourent et nous écrasent jusqu'aux formes menues qui font l'amère tyrannie de nos vies quotidiennes.

Préface de Michel Foucault à la traduction américaine du livre de Gilles Deleuze et Felix Guattari, L'Anti-Oedipe : capitalisme et schizophrénie, 1977. In Michel Foucault, Dits et Ecrits II, 1976-1988, Paris, Gallimard, 2001 (1ère Edition 1994), p. 133-136.

Une âme - définition


- Excusez-moi mais les femmes c'est pas pareil que les hommes.
- C'est à dire ?
- Vous n'avez pas d'âme.
- Parce que je suis une femme ?
- Ne me regardez pas comme ca, vous avez déjà vu une femme prêtre ou une femme rabbin ? Je ne dis pas bon; vous avez certainement autre chose à la place mais enfin je me vois mal parler de mon âme avec vous.
- Un peu insultant pour les femmes non ?
- Mais non. Les hommes ça vie sur une droite et les femmes vous vivez dans des bulles. Je ne sais pas ; des petites bulles où vous devez passer de l'une à l'autre, des petites bulles où il doit y avoir des intersections pas ça doit être des petites bulles de temps j'imagine. Et nous, les hommes on vit sur une droite, une seule ligne. Nous, on vit pour mourir.
- Et les femmes elles vivent pourquoi ?
- Vous vivez quoi, nous on vit pour mourir (...)
- c'est quoi votre définition de l'âme ?
- une âme, c'est une manière de négocier au quotidien avec la question de l'être.

dimanche 8 février 2009

Mais les sentiments comme les dieux sont sauvages

"Étéocle m'a volé le trône de thèbes, nous nous faisons la guerre, c'est bien naturel. Nous nous combattons, nous nous faisons souffrir mais ainsi nous vivons plus fort, beaucoup plus fort. Il me porte des coups superbes, profonds innatendus, je fais de même. Pense à tout ce que ça représente de pensées ardentes et tendues vers l'autre, dans la joie de trouver, de vaincre ou de s'égaler.
Tu souhaites que je devienne un bon roi qui laisse ses concitoyens célébrer le culte des bons sentiments, mais les sentiments comme les dieux sont sauvages quand ils se civilisent, ils meurent et les bons rois perdent leur trône."

Henry Bauchau Antigone