Parmi les relations de Clarissa, Richard est le seul à ne
pas accorder d’importance aux célébrités. Il n’attache sincèrement aucune
importance à ces distinctions. C’est chez lui, pense Clarissa, la combinaison
d’un ego monumental et d’une forme d’intellectualisme. Richard n’imagine pas de
vie plus digne d’intérêt ou de sens que celle de ses amis ou de lui-même et
pour cette raison vous vous sentez souvent grandi, exalté en sa présence. Il
n’est pas l’un de ces égotismes qui rapetissent les autres. C’est un égotiste
de l’espèce opposée, animé par un souci de grandeur plutôt que par l’avidité,
et s’il s’obstine à vous voir plus drôle, plus étrange, plus excentrique et
profond que vous ne croyez l’être, capable de faire plus de bien et de mal dans
le monde que vous l’auriez imaginé, il est impossible de ne pas être convaincu,
du moins en sa présence et pendant un moment après l’avoir quitté, que lui seul
sait discerner l’essence de votre être, évaluer vos vraies qualités, (qui ne
sont pas toutes nécessairement flatteuses, une maladresse, une rudesse
enfantine, fait partie de son style) et qu’il vous apprécie avec plus
d’intensité que personne d’autre n’a jamais su le faire. Ce n’est qu’en le
connaissant depuis un certain temps que vous commencez à réaliser que vous êtes
fondamentalement pour lui un personnage de fiction, un personnage qu’il a doté
d’aptitudes presque illimitées pour la tragédie ou la comédie non pas parce que
c’est là votre vraie nature, mais parce que lui, Richard, a besoin de vivre
dans un monde peuplé d’individus exceptionnels. Certains ont mis fin à leur
relation avec lui plutôt que de continuer à figurer dans le poème épique qu’il
ne cesse de composer en pensées, l’histoire de sa vie et de ses passions ;
mais d’autres (Clarissa par exemple) chérissent le sens de l’hyperbole qu’il
introduit dans leur existence, finissent par en dépendre de même qu’ils ont
besoin d’un café pour se réveiller le matin et d’un verre ou deux pour
s’endormir le soir…
Virginia Woolf - Mrs Dalloway