vendredi 8 août 2014

masturbation - désolidarisation

Eros est est asocial dans sa source même. La masturbation enfantine, puis adolescente, puis adulte est une désolidarisation active de l'entourage. C'est une désolidarisation énergique. C'est la raison pour laquelle, comme pour l'amour, la société et ses principaux représentants les prêtres puis les médecins, ont désiré faire croire à d'incroyables dangers et même inventé une folie où entraineraient les joies des solitaires.

Pascal Quignard - Vie secrète

Imperceptible

 " Comment briser même notre amour pour être capable d'aimer? Comment devenir imperceptible? "Je ne regarde plus dans les yeux de la femme que je tiens dans mes bras, mais je les traverse à la nage, tête, bras et jambes en entier, et je vois que derrière les orbites de ces yeux s'étend un monde inexploré, monde des choses futures, et de ce monde toute logique est absente... l'oeil, libéré du soi, ne révèle ni n'illumine plus, il court le long de la ligne d'horizon, voyageur éternel et privé d'information... j'ai brisé le mur que crée la naissance, et le tracé de mon voyage est courbe et fermé, sans rupture... Mon corps entier doit devenir rayon perpétuel de lumière toujours plus grande... Je scelle donc mes oreilles, mes yeux, mes lèvres. Avant de redevenir tout à fait homme, il est probable que j'existerai en tant que parc..."

Arthur Miller, cité par Deleuze dans les Dialogues

samedi 25 janvier 2014

Ecrire - Aharon Appelfeld

La bande de criminels qui m'a recueilli dans la forêt, était constituée de gens qui n'étaient pas des gens faciles, on peut dire qu'ils étaient violents et ils se comportaient avec violence à mon égard. Mais c'est chez eux justement, auprès, d'eux, que j'ai réussi à préserver l'enfant qui était en moi, cet enfant qui avait conservé un immense espoir, le grand espoir que cette vie de criminel n'était que temporaire et qu'après la guerre, je deviendrais ce que mes parents avaient apparemment espéré que je sois, c'est à dire un intellectuel européen.
Sans le savoir ces voyous m'ont inculqué les prémisses de ce que peuvent être des règles d'écriture : ne parle pas lorsque le besoin ne s'en fait pas ressentir, ne dis que des choses de façon brève et concise, tais-toi lorsqu'il n'y a pas lieu de parler.
Lorsque ces criminels ne faisaient rien, n'étaient pas en action, ils restaient assis et se taisaient. J'ai compris que le silence était peut-être une forme de langage et peut-être même le vrai langage.

dimanche 12 janvier 2014

Salomon et la sorcière

Or donc, cette Dame arabe déclarait :
«  La nuit dernière, là où sous la lune sauvage
Je m’étais allongée sur l’herbeux matelas,
Le grand Salomon entre mes bras,
Soudain je poussai un cri dans une langue étrange,
Ni la sienne, ni la mienne. »
À ces mots, celui qui comprit
Ce qui avait été dit, soupiré et chanté, bien que ce fût
Mugi, miaulé, aboyé, brait, brasmé, hurlé, crié, chanté comme chante le coq,
Répondit alors : « C’est un jeune coq
Qui a chanté du haut d’une branche de pommier en fleurs
Trois cents ans avant la Chute,
Et plus jamais jusqu’à cet instant.
Et jamais il n’aurait chanté à présent s’il n’avait cru
Que le Hasard étant enfin identifié au Choix,
Tout ce qu’avait entraîné la pomme scélérate, ainsi que
Ce monde vicié lui-même, étaient morts.
Lui qui avait chanté l’heure de l’éternité
A cru devoir l’annoncer de nouveau.
Car bien que l’amour ait la sagacité d’une araignée
Pour dénicher quelque douleur
(Hélas, et pourtant la passion est tout entière dans le regard !)
Appropriée à chaque nerf, et bien qu’il mette l’amoureux à l’épreuve
Avec toutes les cruautés du Choix et du Hasard ;
Et quand enfin ce meurtre là est consommé,
Si cela se trouve, le lit de noces ne leur réserve que désespoir,
Car chacun des deux vient avec une image
De l’autre tel qu’il l’imagine, et trouve une image réelle,
Oui, malgré tout, le monde prendra fin lorsque ces deux choses,
Quoique distinctes, seront une unique lumière,
L’huile et la mèche, une même flamme ;
Voilà pourquoi c’est une lune bénie qui, la nuit dernière,
Donna la reine de Saba à Salomon.
- Pourtant, vois, le monde demeure.
- S’il en est ainsi,
C’est que ton coq nous a trouvé dans l’erreur,
Quoi qu’il ait cru que ça valait la peine de chanter.
Peut-être l’une des deux images est-elle trop forte,
Ou peut-être ne l’est-elle pas assez.
- La nuit est tombée, pas un bruit
Dans le bosquet sacré, défendu,
Si ce n’est un pétale qui touche le sol,
Et pas la moindre présence humaine,
Seulement l’empreinte de nos corps dans l’herbe
Là où nous sommes restés allongés.
La lune d’instant en instant se fait plus pressante :
Ô Salomon ! essayons encore ! »

Yeats, traduction Jean-Yves Masson