vendredi 17 septembre 2010

Introduction à la vie non fasciste - Foucault

En rendant un modeste hommage à Saint-François-de-Sales, on pourrait dire que L’Anti-Œdipe est une Introduction à la vie non-fasciste.

Cet art de vivre contraire à toutes les formes de fascisme, qu’elles soient déjà installées ou proches de l’être, s’accompagne d’un certain nombre de principes essentiels, que je résumerais comme suit si je devais faire de ce grand livre un manuel ou un guide de vie quotidienne :

- libérez l’action politique de toute forme de paranoïa unitaire et totalisante ;

- faites croître l’action, la pensée et les désirs par prolifération, juxtaposition et disjonction, plutôt que par subdivision et hiérarchisation pyramidale ;

- affranchissez-vous des vieilles catégories du Négatif (la loi, la limite, la castration, le manque, la lacune), que la pensée occidentale a si longtemps sacralisées comme forme du pouvoir et mode d’accès à la réalité. Préférez ce qui est positif et multiple, la différence à l’uniforme, le flux aux unités, les agencements mobiles aux systèmes. Considérez que ce qui est productif n’est pas sédentaire, mais nomade ;

- n’imaginez pas qu’il faille être triste pour être militant, même si la chose qu’on combat est abominable. C’est le lien du désir à la réalité (et non sa fuite dans les formes de la représentation) qui possède une force révolutionnaire ;

- n’utilisez pas la pensée pour donner à une pratique politique une valeur de vérité ; ni l’action politique pour discréditer une pensée, comme si elle n’était que pure spéculation. Utilisez la pratique politique comme un intensificateur de la pensée, et l’analyse comme un multiplicateur des formes et des domaines d’intervention de l’action politique ;

- n’exigez pas de la politique qu’elle rétablisse des « droits » de l’individu tels que la philosophie les a définis. L’individu est le produit du pouvoir. Ce qu’il faut, c’est « désindividualiser » par la multiplication et le déplacement des divers agencements. Le groupe ne doit pas être le lien organique qui unit des individus hiérarchisés, mais un constant générateur de « désindividualisation » ;

- ne tombez pas amoureux du pouvoir.

On pourrait même dire que Deleuze et Guattari aiment si peu le pouvoir qu'ils ont cherché à neutraliser les effets de pouvoirs liés à leur propre discours. D'ou les jeux et les pièges qu'on trouve un peu partout dans le livre, et qui font de sa traduction un véritable tour de force. Mais ce ne sont pas les pièges familiers de la rhétorique, ceux qui cherchent à séduire le lecteur sans qu'il soit conscient de la manipulation, et finissent par le gagner à la cause des auteurs contre sa volonté. Les pièges de L’Anti-Œdipe sont ceux de l'humour : tant d'invitations à se laisser expulser, à prendre congé du texte en claquant la porte. Le livre se donne souvent à penser qu'il n'est qu'humour et jeux là où pourtant quelque chose d'essentiel se passe, quelque chose qui est du plus grand sérieux : la traque de toutes les formes de fascisme, depuis celles, colossales, qui nous entourent et nous écrasent jusqu'aux formes menues qui font l'amère tyrannie de nos vies quotidiennes.

Extrait de la Préface de Michel Foucault à la traduction américaine du livre de Gilles Deleuze et Felix Guattari, L'Anti-Oedipe : capitalisme et schizophrénie, 1977




l'intégralité du texte est là (http://foucault.info/documents/foucault.prefaceAntiOedipe.fr.html) et en entier, c'est plus que bien aussi

lundi 13 septembre 2010

A ce sujet, j'ai jamais trouvé mieux

L'homme n'est un homme que parce qu'il devient sans cesse ce qu'il est et parce qu'il est de ce fait, sans cesse un autre,
mais il y a dans le fait d'être juif, un exposant supplémentaire d'altérité qui réside dans le fait d'échapper à toute définition
aussi l'homme juif est deux fois absent de lui-même, et en cela on pourrait dire, qu'il est l'homme par excellence, qu'il est deux fois homme, deux fois plus humain par ce pouvoir d'être absent de soi-même et d'être un autre que soi
l'antisémitisme est dans la clôture du juif (à n'être pas cet autre)

Jankélévitch (il parait)(cité par quelqu'un à la radio)(c'est précis)

samedi 11 septembre 2010

...

J'ai retrouvé dans l'eau Marie Cardona, une ancienne dactylo de mon bureau dont j'avais eu envie à l'époque. Elle aussi, je crois mais elle est partie peu après et nous n'avons pas eu le temps. Je l'ai aidée à monter sur une bouée et, dans ce mouvement, j'ai effleuré ses seins. J'étais encore dans l'eau quand elle était déjà à plat ventre sur la bouée. Elle s'est retournée vers moi. Elle avait les cheveux dans les yeux et elle riait. Je me suis hissée à côté d'elle sur la bouée. Il faisait bon et comme en plaisantant, j'ai laissé aller ma tête en arrière et je l'ai posée sur son ventre. Elle n'a rien dit et je suis restée ainsi. J'avais tout le ciel dans les yeux et il était bleu et doré. Sous ma nuque je sentais le ventre de Marie battre doucement. Nous sommes restés longtemps sur la bouée à moitié endormis. Quand le soleil est devenu trop fort, elle a plongé et je l'ai suivie.

(…)

J'ai raconté à marie l'histoire du vieux et elle a ri. Elle avait un de mes pyjamas dont elle avait retroussé les manches. Quand elle a ri, j'ai eu encore envie d'elle. Un moment après, elle m'a demandé si je l'aimais. Je lui ai répondu que cela ne voulait rien dire mais qu'il me semblait que non. Elle a eu l'air triste. Mais en préparant le déjeuner et à propos de rien, elle a encore ri de telle façon que je l'ai embrassée.

(...)

Le soir, Marie est venue me chercher et m'a demandé si je voulais me marier avec elle; j'ai dit que cela m'était égal et que nous pourrions le faire si elle le voulait. Elle a voulu savoir alors si je l'aimais. J'ai répondu comme je l'avais déjà fait une fois que cela ne signifiait rien mais que sans doute je ne l'aimais pas. Pourquoi m'épouser alors? A t-elle dit. Je lui ai expliqué que cela n'avait aucune importance et que si elle le désirait nous pouvions nous marier. D'ailleurs c'était elle qui le demandait, moi, je me contentait de dire oui. Elle a observé alors que le mariage était une chose grave. J'ai répondu « non ». elle s'est tue un moment et elle m'a regardé en silence. Puis elle a parlé. Elle voulait simplement savoir si j'aurais accepté la même proposition venant d'une autre femme à qui je serais attaché de la même façon. J'ai dit « naturellement ». Elle s'est demandé alors si elle m'aimait et moi, je ne pouvais rien savoir sur ce point. Après un autre moment de silence, elle a murmuré que j'étais bizarre, qu'elle m'aimait sans doute à cause de cela mais que peut-être un jour je la dégoûterais pour les même raisons. Comme je me taisais, n'ayant rien à ajouter, elle m'a pris le bras en souriant et elle a déclaré qu'elle voulait se marier avec moi. J'ai répondu que nous le ferions dès qu'elle le voudrait. Je lui ai parlé alors de la proposition du patron et Marie m'a dit qu'elle aimerait connaître Paris. Je lui ai appris que j'y avais vécu dans un temps et elle m'a demandé comment s'était. Je lui ai dit: c'est sale. Il y a des pigeons et des cours noires. Les gens ont la peau blanche. Puis nus avons marché et traversé la ville par ses grandes rues. Les femmes étaient belles et j'ai demandé à marie si elle le remarquait. Elle m'a dit que oui et qu'elle me comprenait. Pendant un moment nous n'avons plus parlé. Je voulais cependant qu'elle reste avec moi et je lui ai dit que nous pouvions diné ensemble chez Céleste. Elle en avait bien envie mais elle avait à faire. Nous étions près de chez moi et je lui ai dit au revoir. Elle m'a regardé: « tu ne veux pas savoir ce que j'ai à faire? » Je voulais bien le savoir mais je n'y avais pas pensé et c'est ce qu'elle avait l'air de me reprocher. Alors devant mon air empêché , elle a encore ri et elle a eu vers moi un mouvement de tout le corps pour me tendre sa bouche.

Albert Camus - L'étranger