J'ai retrouvé dans l'eau
Marie Cardona, une ancienne dactylo de mon bureau dont j'avais eu
envie à l'époque. Elle aussi, je crois mais elle est partie peu
après et nous n'avons pas eu le temps. Je l'ai aidée à monter sur
une bouée et, dans ce mouvement, j'ai effleuré ses seins. J'étais
encore dans l'eau quand elle était déjà à plat ventre sur la
bouée. Elle s'est retournée vers moi. Elle avait les cheveux dans
les yeux et elle riait. Je me suis hissée à côté d'elle sur la
bouée. Il faisait bon et comme en plaisantant, j'ai laissé aller ma
tête en arrière et je l'ai posée sur son ventre. Elle n'a rien dit
et je suis restée ainsi. J'avais tout le ciel dans les yeux et il
était bleu et doré. Sous ma nuque je sentais le ventre de Marie
battre doucement. Nous sommes restés longtemps sur la bouée à
moitié endormis. Quand le soleil est devenu trop fort, elle a plongé
et je l'ai suivie.
(…)
J'ai raconté à marie
l'histoire du vieux et elle a ri. Elle avait un de mes pyjamas dont
elle avait retroussé les manches. Quand elle a ri, j'ai eu encore
envie d'elle. Un moment après, elle m'a demandé si je l'aimais. Je
lui ai répondu que cela ne voulait rien dire mais qu'il me semblait
que non. Elle a eu l'air triste. Mais en préparant le déjeuner et à
propos de rien, elle a encore ri de telle façon que je l'ai
embrassée.
(...)
Le soir, Marie est venue
me chercher et m'a demandé si je voulais me marier avec elle; j'ai
dit que cela m'était égal et que nous pourrions le faire si elle le
voulait. Elle a voulu savoir alors si je l'aimais. J'ai répondu
comme je l'avais déjà fait une fois que cela ne signifiait rien
mais que sans doute je ne l'aimais pas. Pourquoi m'épouser alors? A
t-elle dit. Je lui ai expliqué que cela n'avait aucune importance et
que si elle le désirait nous pouvions nous marier. D'ailleurs
c'était elle qui le demandait, moi, je me contentait de dire oui.
Elle a observé alors que le mariage était une chose grave. J'ai
répondu « non ». elle s'est tue un moment et elle m'a
regardé en silence. Puis elle a parlé. Elle voulait simplement
savoir si j'aurais accepté la même proposition venant d'une autre
femme à qui je serais attaché de la même façon. J'ai dit
« naturellement ». Elle s'est demandé alors si elle
m'aimait et moi, je ne pouvais rien savoir sur ce point. Après un
autre moment de silence, elle a murmuré que j'étais bizarre,
qu'elle m'aimait sans doute à cause de cela mais que peut-être un
jour je la dégoûterais pour les même raisons. Comme je me taisais,
n'ayant rien à ajouter, elle m'a pris le bras en souriant et elle a
déclaré qu'elle voulait se marier avec moi. J'ai répondu que nous
le ferions dès qu'elle le voudrait. Je lui ai parlé alors de la
proposition du patron et Marie m'a dit qu'elle aimerait connaître Paris. Je lui ai appris que j'y avais vécu dans un temps et elle m'a
demandé comment s'était. Je lui ai dit: c'est sale. Il y a des
pigeons et des cours noires. Les gens ont la peau blanche. Puis nus
avons marché et traversé la ville par ses grandes rues. Les femmes
étaient belles et j'ai demandé à marie si elle le remarquait. Elle
m'a dit que oui et qu'elle me comprenait. Pendant un moment nous
n'avons plus parlé. Je voulais cependant qu'elle reste avec moi et
je lui ai dit que nous pouvions diné ensemble chez Céleste. Elle en
avait bien envie mais elle avait à faire. Nous étions près de chez
moi et je lui ai dit au revoir. Elle m'a regardé: « tu ne veux
pas savoir ce que j'ai à faire? » Je voulais bien le savoir
mais je n'y avais pas pensé et c'est ce qu'elle avait l'air de me
reprocher. Alors devant mon air empêché , elle a encore ri et elle
a eu vers moi un mouvement de tout le corps pour me tendre sa bouche.
Albert Camus - L'étranger
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