samedi 26 janvier 2008

L'indifférence intime de mon coeur

On aura peine à me persuader que l’histoire de l’enfant prodigue ne soit pas la légende de celui qui ne voulait pas être aimé.
Malte Laurids Brigge voulait se défaire de l’habitude d’être aimé.
Il rôdait dehors toute la journée et même les chiens il ne les voulait pas avec lui, parce qu’ils l’aimaient. Parce que leurs yeux observaient et prenaient part, attendaient et s’inquiétaient ; parce que devant eux, non plus, on ne pouvait rien faire sans réjouir ou blesser. Mais ce qu’il souhaitait alors, c’était cette indifférence intime de son cœur, qui tôt le matin, dans les champs, le saisissait avec une telle pureté qu’il commençait à courir, pour n’avoir ni temps, ni haleine, pour n’être plus qu’un léger instant du matin qui prend conscience de soi. »
...« Sauf qu’après il y avait le retour. Mon dieu de quoi fallait il alors se dépouiller et combien de choses oublier. Car il fallait oublier pour de vrai, c’était nécessaire, sinon on se serait trahi lorsqu’ils insistaient. On avait beau hésiter et se retourner, le pignon de la maison apparaissait quand même, la première fenêtre là-haut vous tenait sous son regard, quelqu’un peut-être y était. Les chiens, chez qui l’attente s’était accrue toute la journée durant, traversaient les buissons et vous ramenaient à celui qu’ils croyaient reconnaître en vous.
Et la maison faisait le reste.
Il suffisait d’entrer à présent dans son odeur pleine et déjà presque tout était décidé. Des détails pouvaient être modifiés. Mais en gros, on était déjà celui pour lequel ils vous tenaient ici. Celui à qui, ils avaient déjà depuis longtemps composé une existence, faite de son petit passé et de leurs propres désirs ; cet être de communauté qui jour et nuit était placé sous la suggestion de leur amour, entre leur espoir et leur soupçon, devant leur blâme ou leur approbation.
A un tel être il ne sert à rien de monter l’escalier avec d’infinies précautions. Tous seront au salon et il suffit que la porte s’ouvre pour qu’ils regardent tous dans sa direction. Il reste dans l’obscurité, il veut attendre leurs questions. Mais alors vient le pire. Ils lui prennent la main, ils le tirent vers la table et tous autant qu’ils sont s’avancent curieusement devant la lampe.
Ils ont beau jeu, ils se tiennent à contre-jour et sur lui seul tombe avec la lumière, toute la honte d’avoir un visage. 

Maria reiner Rilke - Les carnets de Malte Laurids Brigge

(et Deleuze encore... oublier le visage - il est partout) 

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